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la firme (cycle les îles du désir) 2016/2017

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SI C'EST UN JOUR - extrait

 

Vendredi

Ingrid, d’Ovenstones Agencies, la compagnie maritime qui affrète le bateau, m’a confié à Dorien Venn, au bureau du Cap. Dorien m’a emmené au port et m’a confié à un type sur le quai. Là une armée de dockers charge une montagne de caisses dans les cales du MV Edinburgh. Je me demande où ils trouvent la place pour faire rentrer tout ça dans ce rafiot sorti tout droit d’une bande dessinée. Le type sur le quai m’a alors confié à un autre type sur le quai pour aller faire tamponner mon passeport. Impressionné et émerveillé comme un gamin de cinq ans sur le point d’embarquer dans une fusée pour la lune, je fais poliment, et sans tout comprendre, ce que l’on me demande gentiment.


Au bureau des douanes je retrouve l’ensemble des passagers qui feront la traversée jusqu’à Tristan Da Cunha. Neuf au total  : six insulaires, un électricien du Cap et une travailleuse sociale de Liverpool. Et moi, donc. Je reconnais immédiatement «  the knee guy  » à sa béquille,  un tristanais à l’âge incertain mais certainement plus tout jeune. C’est Cynthia, mon contact sur l’île, qui le surnomme ainsi. Ça fait un an et demi que je fantasme sur cette île pas comme les autres, dix mois que j’ai réservé ma traversée. Et il s’en est fallu d’un cheveu pour que tout cela foire à cause d’un genou.


On devait partir à 13h. Mais le matin même Ingrid m’avait prévenue que le chargement prenait du retard et m'avait conseillé de me pointer à 15h. A 14h elle me disait de venir à 18h. C’est finalement vers minuit que le pilote du port prend les commandes. On largue les amarres et un remorqueur met fin à notre étreinte avec le continent africain. La traversée doit durer de sept à neuf jours, fonction des conditions météo. Les lumières multicolores du Cap s’éloignent, on s’enfonce dans une nuit sans lune, accompagné par les soliloques du moteur et du vent.

 

Malgré la petitesse de la couchette je dors d’un sommeil profond, bercé par l’océan. Il est assez calme en ce début de voyage et en guise de présentation nous gratifie d’un léger roulis en nous épargnant le tangage. (…) Le MV Edinburgh est l’un des deux bateaux d’Ovenstone qui relie Tristan Da Cunha à l’Afrique du Sud. Alors que le Baltic Trader ne transporte que du cargo et quelques passagers, l’Edinburgh est lui un bateau de pêche, comme en témoigne les dizaines de casiers qui recouvrent le pont et le moindre espace libre hors des cales.

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Dimanche

Je suis dans ma cabine quand un membre d’équipage frappe à ma porte. A ce que je comprends le capitaine me fait appeler pour monter voir des baleines et je me précipite. Mais le temps que je parcoure les coursives jusqu'au pont et elles ont disparues  ! C’est décidément pas de bol, les dauphins de la veille m’ont fait le même coup…


C’est un peu pareil avec les tristanais du bord. Je sais qu’ils ne sont pas loin, mais je ne les vois guère. Voire plus du tout pour certains. Depuis le premier repas pris avant le départ où l’on était au complet ils ont disparu dans leur cabine respective pour ne plus réapparaître. Je ne saurais dire si c’est le mal de mer qui les fait se terrer en plein océan ou le souhait de ne pas se mêler aux étrangers. J’ai lu quelque part (probablement dans le Crisis in Utopia de Munch, ma bible sur l’île) qu’à chaque arrivée de bateau à Tristan, soit en moyenne un tous les deux mois, les vieux ne sortent pas de chez eux pendant quelques jours. Histoire de ne pas choper une maladie amenée depuis le continent. Peut-être est-ce la raison de leur discrétion  ?


Lundi

Au matin du troisième jour un tristanais (un old timer) fait son apparition au petit-déjeuner. Le visage massif, la peau tannée, l’ancien marin constate à voix haute que le vent a tourné et qu’il vient maintenant de face. D’où le tangage qui nous anime. Je fais le mec qui s’en rend compte mais ça me parait pas évident. De retour dans ma cabine j’ai un gros coup de moins bien et je me laisse tomber lourdement sur ma couchette. Je ne tarde pas à revoir mon petit déj’. Il avait vu juste le vieux loup de mer et pour la première fois de ma vie je découvre les joies du mal de mer. Moi qui me vantais de ne pas y être sensible… L’océan n’est pourtant pas très agité mais bon. Je dors douze heures d’affilée et passe la journée sans manger ni sortir.


Il semblerait que je ne sois pas le seul à avoir été malade la veille. D’autres passagers en témoignent. On suspecte une indigestion alimentaire plutôt que le mal de mer. Il ne m’en faut pas plus et je décide aussi sec de mettre ça sur le compte du cuistot pour que mon honneur soit sauf.

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Vendredi. 

La traversée touche à sa fin. L’océan s’est assagi, il fait un temps magnifique et la visibilité est excellente. A 11h30 on l’aperçoit enfin. Une tache sombre, triangulaire, tout au bout là-bas, posée sur l’horizon. On est encore à cent-trente kilomètres, il nous faudra sept heures pour l’atteindre, mais l’excitation est à son comble. Enfin la mienne tandis que les autres, marins et passagers, semblent relativement blasés. Nous n’avons que quelques heures de retard donc on s’en sort très bien. Il n’y a pas si longtemps me dit-on, après neuf jours de traversée le Baltic n’avait pu jeter l’ancre à cause d’une mauvaise météo. Il s’était alors abrité dans l’ombre d’Innaccessible. Mais au bout de quinze jours à espérer une accalmie qui n’est jamais venue il avait dû rebrousser chemin sans passer par la case Tristan  ! C’est ce qui contribue au charme et a façonné le mythe de cette île. On sait à peu près quand on y part, mais on est jamais sûr de quand, voire si, on y arrive.
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Notre petite embarcation chargée de tous ses passagers, avec les six anciens toujours serrés dans leur boite  à sardine, se dirige à faible allure vers Calshot Harbor, la petite anse artificielle qui fait office de port miniature. Pendant cet ultime trait d’union j’en profite pour admirer le panorama qui s’impose à moi. Queen Mary’s Peak, le sommet du volcan qui culmine à deux mille mètres, est masquée par la monumentale falaise qui ceinture l’île. La lumière rasante du soleil couchant révèle le relief et l’intense palette de couleurs. De l’ocre au noir profond pour le minéral, du vert dans toutes ses nuances pour le végétal. Sur une vaste plaine, coincée entre ce mur colossal haut de huit cent mètres et l’immensité de l’océan, Edinburgh of the seven seas, l’unique village que tout le monde ici surnomme "la colonie" (the settlement). Une centaine de maisons, toutes plus ou moins construites sur le même modèle. Basses, rectangulaires et sur un axe Est-Ouest (à moins que ce ne soit l’inverse?), elles ont l’aspect modeste et fonctionnel. À gauche je reconnais la coulée de lave de la fameuse irruption de 1961, une vaste langue de roches volcaniques noires qui tranche avec le vert saturé du pré d’herbe grasse qui la borde. L’ensemble est d’une beauté stupéfiante.​

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